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Avis d'expert

Dictature de la note : qui va payer l’addition ?

Sans céder au fantasme de “crédit social” chinois, le piège de la notation permanente s’est instillé dans notre quotidien de manière plus insidieuse qu’il n’y paraît…




Par David Benguigui, Social Media et Content Management Director, Prodware



Le réveil sonne. En même temps que la météo, votre compte-rendu quotidien apparaît sur l’écran : 6/10. La fiesta d’hier a dû déplaire aux voisins.

Vite, rajuster le tir. Une mauvaise note coûte cher… littéralement. Les intérêts de votre emprunt dépendent de votre comportement.

En chemin pour le bureau, vous passez devant votre café autrefois chéri. Les derniers avis sont négatifs, inutile de s’associer à cet échec. Au passage piéton, une seconde d’hésitation. Non, mieux vaut attendre le feu vert.

Soulagement. Il est 9h. Pas encore de mauvaise note.

Ce scénario à la Black Mirror vous angoisse ? Normal, il n’est finalement pas très éloigné de la réalité.

Sans céder au fantasme chinois où le système de “crédit social” permet de sanctionner ceux qui ne respectent pas la loi, le piège de la notation permanente s’est instillé dans notre quotidien de manière plus insidieuse qu’il n’y paraît. 

Car elle est partout : évaluation du taxi, score nutritionnel des produits, jusque dans notre lit, pour mesurer la désirabilité de notre future moitié !

Les gouvernements eux-mêmes font les frais de ce système d’évaluation généralisé, alors qu’il est censé servir de garde-fou.

Dans la spirale de la crise des subprimes, les agences de notation avaient brutalement fait chuter la note de confiance attribuée à la Grèce… déstabilisant ainsi en cascade toute la zone euro.

Alors d’accord, ils notent, vous notez, nous notons, je note. Tout, tout le temps. Mais est-ce que cela fait de nous de meilleurs citoyens, de meilleurs conjoints, de meilleurs partenaires ? 


Ensemble satisfaisant

Sur le papier, le système paraît vertueux.

Fini l’impunité des marques, place au consommateur roi. Ce roi réclame un service à « sa » hauteur.

Et si ce n’est pas le cas, il compte bien le faire savoir ! À tout moment, il peut exprimer son mécontentement, déverser son fiel au vu et au su de tous.

Le boulanger du quartier ouvre trop tard ? BAM, un commentaire assassin sur un grand moteur de recherche. Il manquait une assiette dans la location ? Et VLAN, 2 étoiles pour l’équipement. 

Pourquoi se priver de critiquer, face à tant de médiocrité ? Qu’il y a-t-il de si néfaste à ce qui ressemble, en apparence, à une avancée démocratique ? 

Le hic, c’est que nous ne sommes pas tous égaux dans cette “guerre des étoiles”.

En première ligne, c’est encore et toujours les travailleurs de la Gig Economy, ces plateformes collaboratives qui payent à la tâche :  le livreur en retard, le chauffeur trop bavard, l’assistant téléphonique insistant…

Autre écueil, ces critères d’appréciation, fixés par les entreprises, sont parfois abstraits, incomplets, déshumanisés, en particulier s’ils sont anonymes. Soyons honnêtes, sur Internet, c’est parfois (souvent ?) le grand déballage de linge sale. 

Pourtant, ces avis ont une incidence réelle sur la vie des évalués.

C’est par exemple le cauchemar des commerçants et même, désormais, des professions médicales et paramédicales, qui craignent de mettre la clef sous la porte s’ils sont les cancres de Google. 

“Franchement, je déconseille, sauf si vous aimez être pris pour un con”, lit-on par exemple au sujet d’une pharmacie. Et si c’était précisément ce client qui était mal luné, ce jour-là ?

Or, si lui, peut à loisir répandre son fiel sur ce gigantesque tribunal digital, le noté, lui, ne pourra jamais tout à fait se laver de ces accusations.

Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose”, écrivait, à raison, le philosophe britannique Francis Bacon. 

Ainsi, cette nouvelle frontière de la transparence, soi-disant apportée par la notation de tout par tout le monde, pourrait bien être porteuse d’une dimension régressive à laquelle il serait grand temps de s’intéresser sérieusement pour tenter de limiter ou d’éliminer son impact. 


Peut mieux faire

Sous couvert d’hyperdémocratie, les notes nous infantilisent, nous assujettissent.

Dans une société où chacun peut s’entre-noter, que reste-t-il de notre humanité ?

Selon un sondage IFOP datant de 2018, 74 % des internautes auraient abandonné un achat à la suite de commentaires négatifs.

Mieux vaut donc s’assurer d’avoir des avis dithyrambiques, quitte à les inventer de toutes pièces ! Certains produits de grandes marketplaces présentent d’ailleurs un taux de faux avis oscillant entre 60 à 70%[1]…

Au-delà des produits ou des services, c’est l’intégralité de l’expérience humaine qui entre à son tour dans le cycle de la notation, et se trouve désormais évaluée : l’humeur, la santé, les capacités de remboursement et même celles de soigner un patient.

Dans la dictature de la notation, deux camps s’opposent : ceux qui parviennent à satisfaire les exigences demandées et ceux qui passent à côté.

La nuance part en fumée, les spécificités sont gommées, pour satisfaire une même vision du monde, déterminée par une poignée de personnes tapies derrière leurs écrans. Tant pis pour ceux qui ne rentrent pas dans les cases


Trop de bavardages

Comme dans tout groupe social, pour éviter d’être mis de côté, il faut donc correspondre aux codes.

On en oublie donc la prise de risque ou, pire encore, l’opinion dissonante.

A rebours de la raison d’être de la notation, à savoir un outil d’amélioration continue, la peur d’être soi-même mal noté pousse à s’autocensurer, à verser dans une hypocrisie totale, quitte à être tellement lisse qu’on en devient aseptisé, voire interchangeable.

C’est cet hôtelier qui se soumet aux caprices délirants de ses clients pour ne pas subir de note-sanction.

C’est ce serveur qui affiche un sourire feint, craignant les commentaires musclés de consommateurs acharnés.

C’est moi, c’est vous, qui, malgré un séjour décevant, rédige quand même à la fin :“ super accueil ! ». La notation étant parfois bilatérale, la prudence est de mise…

Pire : nos choix ne sont plus dictés que par ces fameuses étoiles. L’avis des autres est désormais notre boussole.

Qui n’a jamais rebroussé chemin face à un restaurant mal noté ? Qui n’a jamais choisi le troquet 5 étoiles, sans même réfléchir ?

En simplifiant les lieux, les êtres, les expériences, les notes digitalisent nos rapports et nous rendant plus frileux, moins autonomes.

Un prêt-à-penser bête et méchant. 


Ne tient pas compte des conseils fournis

Le système de notation pose également problème car il tente de quantifier l’inquantifiable. 

Comment un système basique de 5 étoiles permettrait-il de rendre compte de la subtilité d’une expérience, de ses multiples nuances et de ses chatoiements ?

Comment évaluer l’émotion que l’on ressent lorsqu’on déguste un mets particulièrement délicat ?

Cette note vaut-elle autant que la conversation passionnée avec le patron du boui-boui du coin, à la verve plus généreuse que ses sandwichs ?

Peut-être, qui sait, finira-t-on par noter l’Art. Si la Joconde mérite 5 étoiles, qu’obtiendront Les Nymphéas de Monet ?

Sous couvert d’émanciper, la note simplifie, atrophie paroles et pensées.

Pour sortir de cette dictature des étoiles, il faut sans doute commencer par ne pas faire comme tout le monde : accepter de “dénoter”.

Qu’attendons-nous pour congédier ce star system ? Pour cela, il serait bon de redonner ses lettres de noblesse au langage, et d’apprendre à (ré)utiliser des mots plutôt que des chiffres. 

Et si l’on remettait du subjectif pour être plus objectif ? Voilà, peut-être, la clé du fameux “feedback humaniste” de demain…






[1] Vincent Coquaz, Ismaël Halissat – La nouvelle guerre des étoiles, Kero







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