Par David Benguigui, Social Media and Content Management Director chez Prodware
Je vais aborder le thème de l’infobésité.
Avant d’entamer un diagnostic, je vous rassure, j’ai parfaitement conscience qu’en faisant cela, je vais moi-même contribuer à faire grossir la place occupée par cet énorme sujet dans les médias. Obésité de l’infobésité…
La cause de cette surcharge pondérale provient essentiellement de la multiplication des médias qui eux-mêmes génèrent mécaniquement une profusion de contenus.
Au fil des années, Internet a en effet simplifié la propagation de ces derniers.
S’il fallait quelques connaissances informatiques au tout début du Web, désormais, n’importe qui peut publier un contenu, donner son avis, commenter, noter un hôtel, un produit, un livreur pas assez rapide…
La prise de poids de l’information a donc subi une courbe de progression qui finit par la rendre indigeste.
Alors que le propre de l’information est d’être affûtée, précise, l’obésité, comme avec les corps, lui fait perdre la netteté de ses contours.
La fonction initiale de l’information (apporter de la clarté) court alors le risque de se transformer en son contraire.
L’infobésité porte également bien son nom puisqu’elle a toutes les modalités de quelque chose qui ne se contient pas, de quelque chose qui déborde.
Le contenu n’est d’ailleurs pas aussi univoque qu’il en a l’air.
Au contraire, c’est une sorte de surface molle et protéiforme qui évolue en fonction de son contenant, de son canal de diffusion.
Autrement dit, le même contenu diffusé dans tel ou tel média aura un impact tout à fait différent puisqu’il prendra les contours de son contenant et, par voie de conséquence, des inclinaisons des personnes qui y seront exposées.
N’est-il pas urgent de contenir ces contenus ?
Silly déconne Valley ou le triomphe de « l’in-contenance »
Symptômes de ces contenus débordants, capables de redéfinir les frontières entre le vrai et le faux, on voit de plus en plus fleurir des plateformes s’érigeant comme les derniers bastions de la Liberté, comme des opposants au diktat des géants de la Silicon Valley.
Ces contenus, parce qu’ils seront modérés, exclus (ou du point de vue des auteurs, censurés), sur les médias ou réseaux sociaux traditionnels ont en effet besoin d’autres lieux d’expression.
Le rôle revendiqué par ces contenants d’un nouveau genre est donc de fournir une place et une légitimité à des contenus incapables de se contenir.
Le dernier en date de ces « in-contenants », sans doute le plus connu, est celui lancé à coup de millions par Donald Trump : Truth Social.
Banni de Twitter et de Facebook, l’ancien président des Etats-Unis, à travers cette plateforme, entend en effet rétablir la vérité, ou plutôt sa vérité, et libérer une parole pourtant pas vraiment bâillonnée.
C’est d’autant plus paradoxal qu’il laissera sans doute une trace dans l’histoire par sa capacité à générer des fake news. Le nom choisi est particulièrement éloquent et induit une promesse : dans ce réseau social vous lirez la vérité, rien que la vérité, toute la vérité.
En vérité, c’est plutôt l’inverse qui se produit puisque la modération est quasiment bannie et que tout ou presque est toléré.
Résultat : les complotistes en tout genre peuvent s’épancher librement, déverser des propos réactionnaires et sans filtres.
Bref, cet espace prétendument de liberté, bâti qui plus est sur une solution Open source, où l’on publie des messages appelés des « truths » et où l’on peut partager ceux d’autres utilisateurs sous la forme de « re-truths », est au contraire liberticide et une menace pour la démocratie.
Truth Social n’est d’ailleurs pas le seul à s’aventurer sur ce terrain marécageux aux Etats-Unis (Gab, Gettr, Parler, par exemple).
S’il restait encore quelques sceptiques quant à l’impact de ces contenus et leur influence, rappelons-nous l’assaut du Capitole en janvier 2021 et l’avalanche de fausses informations véhiculées pendant le mandat du président le plus peroxydé qu’aient connu les Etats-Unis.
Ces contenants sont-ils vraiment d’un nouveau genre ou ne font-ils au contraire que pousser à son paroxysme la logique qui a donné naissance au concept même de réseau social ? Trahissent-ils l’esprit de la Silicon Valley ou bien, plus pernicieusement, incarnent-ils sa forme ultime ?
Quoi qu’il en soit, il est urgent d’adopter les bonnes stratégies pour remettre le contenu, et donc la liberté d’expression, sur des rails plus vertueux et propices au débat démocratique.
Slow content, mais pas que…
Réguler les contenus tout en protégeant les libertés individuelles est en effet un exercice de haute voltige.
Si l’on s’inspire de la médecine, un des procédés radicaux permettant de combattre l’obésité est l’anneau gastrique qui, posé autour de la partie supérieure de l’estomac, ralentit le passage des aliments.
Le contenant (l’estomac) peut alors moins ingurgiter de contenus (les aliments), luttant ainsi contre l’obésité.
Si on extrapole cela aux contenus auxquels nous sommes surexposés, l’anneau serait un régulateur – soit juridique, soit technique – qui permettrait de résoudre nos soucis de suralimentation et donc de digestion.
Des solutions techniques calculant notre temps de connexion commencent d’ailleurs à fleurir. C’est tout sauf un hasard.
Sur un volet plus législatif, différentes pistes sont également envisagées : responsabiliser davantage les plateformes, agir en faveur de l’antitrust, contrôler des algorithmes de plus en plus perfectionnés et donc de plus en plus redoutablement efficaces…
Les réseaux sociaux et leur course à l’attention [1] ne devraient-ils pas également observer une forme de diète ?
Actuellement, que proposent-ils sinon une accélération des contenus en les rendant encore plus viraux et plus clivants pour favoriser l’engagement et, ainsi, leurs revenus publicitaires ?
Conscient de ces nombreux écueils, le Digital Service Act vise par exemple à mettre en place aux Etats-Unis un nouveau cadre de régulation de ces plateformes numériques.
Les humains peuvent également jouer pour eux-mêmes ce rôle régulateur de l’anneau :
- en étant plus regardants sur la qualité des contenus et en boycottant ceux ouvertement racoleurs (voir le bas-de-page de certains journaux renommés, par exemple),
- en produisant moins de contenus mais des contributions plus qualitatives et surtout plus fouillées (une ascèse qui n’est pas sans rappeler le slow content),
- en cessant leur quête effrénée de reconnaissance (les fameux vanity metrics), en évitant de commenter ou de noter à tout-va (pas simple d’autant que les sollicitations sont toujours plus nombreuses)
- ou, pourquoi pas, pour les plus voraces et les plus radicaux, en faisant une indigestion de contenus.
L’arsenal thérapeutique disponible est donc important mais sa mise en acte passe avant tout par une volonté collective et individuelle.
L’anneau que chacun d’entre nous peut intentionnellement adopter est sans doute le meilleur moyen pour venir à bout de l’infobésité. Mettons-nous dès maintenant à la diète et sachons définir la bonne posologie…
[1] Lire à ce sujet : Pour une écologie de l’attention, Yves Citton, Seuil, Paris, 2014